par Philippe Dollo
J‛ai toujours aimé les îles, surtout les petites. J‛ai immédiatement détesté Roosevelt Island.
J‛avais garé la «Chevy» côté «Queens» pour aborder l‛île pour la première fois comme il se doit...à pied. ďemblée, je suis tombé amoureux du pont-levis, tout de poutres de métal et de boulons, vieil éléphant industriel peint en rose. Il sera parfait pour immortaliser, tout à l‛heure, l‛écrivain dont mon agence m‛envoie tirer le portrait.
En me préparant à la rencontre, à apprivoiser l‛inconnu (car peuďécrivains ne sont pas intimidés devant l‛intrus qui débarque dans leur intimité caméra au poing) j‛ignorais que j‛entamais un rituel qui allait se poursuivre pendant plus de trois ans: garer la «Caprice» (c‛est le nom de ma voiture - Chevrolet Caprice Classic Brougham - les connaisseurs acquiesceront du chef...) au pied du pont rose, et passer à pied été comme hiver, longer le supermarché jusqu‛au dernier immeuble habitable avant les hôpitaux. Jusqu‛à chez Frédéric-Yves. 5ème étage au bout du couloir. Une persistante odeur de cuisine exotique avait fini par imprégner les murs et la moquette épuisée du palier. Je n‛ai jamais pu en déceler l‛origine «ethnique» avec certitude, elle passait du matin au soir de dessous une porte en face de celle de Frédéric-Yves, comme une diablerie.
Une fois dans l‛antre de l‛écrivain, le dégoût passait immédiatement, devant une tasse de café de chez Costco ou une bière du Mexique selon l‛heure. Assis à la petite table toujours soigneusement encombrée de pilesďécrits en cours, de corrections, de revues littéraires, nous échangions les nouvelles, des plus banales absurdités que distille le quotidien américain jusqu‛aux dernières bêtises du président aux yeux trop proches. Puis je déballais mes dernières photos de l‛île, prenais la température de la littérature française, écoutais le dernier Dominique A. en buvant un troisième café ou bière selon l‛heure.
Où naît l‛amitié envers un être? Comme j‛ai la chanceďêtre fils unique, mes amis deviennent vite mes frères et mes sœurs. Et comme j‛ai le cœur gros comme un parking je me suis construit au fil des ans une belle et grande famille dispersée aux quatre coins du monde.
Je ne sais plus quand est née mon amitié pour Frédéric-Yves. Cela n‛a pasďimportance. L‛amitié est toujours un cadeau de la vie qu‛il est bonďaccepter avec humilité. Cette amitié a accompagné et imprégné toutes ces photographies de l‛île.
L‛île! Ce bateau presque libre m‛a vu débarquer du pont rose avec mes gros sabots. Un petit tour sur les rives ou entre les immeubles Orweliens ont révélé un cauchemar urbain réel, une absurdité architecturale, une destruction du beau programmée sur des plans bien propres et des valises pleines de gros sous.
Pourtant sous la laideur, sous l‛agression du regard, comme on agresse un tympan à coup de marteau-piqueur ou de mobylette au potďéchappement percé, pointe autre choseďindéfinissable. Mais oùsommes-nous, ici, A New York? Ce n‛est pas Manhattan, c‛est sûr. Ce n‛est pas le Queens non plus avec ses maisons Sam Suffit petits jardins parkings...Ce n‛est pas Brooklyn, ni le Bronx, ni Long Island. Sommes-nous vraiment en Amérique? Quatre ans ont passé et je ne peux toujours pas répondre à cette question.
Le mystère de l‛île s‛est posé immédiatement; des lignes partout qui se coupent et se croisent et l‛être humain réduit à une silhouette furtive rasant le béton.
«Il y a quelque chose à faire ici au niveau photo» ai-je lancé.
«J‛ai toujours voulu écrire un livre sur l‛île» m‛a répondu Frédéric-Yves. «On pourrait en faire un ensemble - toi les photos, moi les textes...» Les projets naissent souvent ainsi. La plupart retombent à l‛eau, et l‛hameçon se décroche, mais là le crochet s‛est planté solide, un de ces appels des profondeurs lorsque l‛océan devient noir nuit.
Comme une énigme à résoudre, un monde nouveau à explorer, j‛ai photographié régulièrement l‛île avec plusieurs formats de caméra, ne sachant pas vraiment oùje pouvais aboutir. Les résultats à la sortie de la chambre noire étaient décevants. L‛impuissance se cognait aux murs du cadreur. Comment exploser les bords de l‛appareil?
Le temps a passé. Les tirages de lecture se sont accumulés dans les boîtes.
Et puis l‛île est apparue, sous la croûte des immeubles laids, au fondďune impasse de mauvaises herbes, derrière un coin paumé oublié des promoteurs. Comme un amour codé, les signes ont jailliďun coup de lumière sur une façade, l‛ombre magiqueďun passant pressé, les fleurs des cerisiers qui tombent en neige après le printemps, et puis ce quelque chose qui vient de loin,ďavant le béton,ďun monde que je n‛ai pas connu; comme on tombe amoureux devant la photo jaunieďune jeune et belle femme morte il y a longtemps. Et enfin j‛ai pu photographier l‛île!
Depuis que Frédéric-Yves a déménagé je ne suis plus retourné là-bas. Il ne faut pas risquer de briser le songe. Beaucoup des lieux photographiés ont changé déjà. Certains ont disparu pour toujours. Le pont-levis s‛est relevé et le bateau a quitté le quai. Une partie de moi est restée prisonnière dans la mémoire de l‛île. J‛attends le novice qui va débarquer un matin sur le pont rose à l‛abordage de la belle insaisissable qui s‛est donnée à moi autrefois, le temps de quelques photographies.
Frédéric-Yves Jeannet
Inaccessible par excellence, sans doute, cette nouvelle île mystérieuse l‛est pour jamais, dès toujours, quadruplement : il m‛est interditďy retourner vivre désormais, après y avoir passé six années pour moi essentielles; elle est impossible à aimer, du moinsďun pur amour esthétique: ici guère de beauté; impossible aussi à posséder (on ne peut pas y devenir propriétaire de biens immobiliers, les loyers sont contrôlés & modérés par l‛état de New York); impossible enfin à décrire: c‛est pour cela précisément qu‛il m‛a fallu tenter de le faire : pour empêcher l‛effacement des derniers restes. Et malgré tous ces impossibles elle exerce une indubitable fascination: les amis qui sont venus me voir ici - c‛est à dire aussi ou plutôt là-bas désormais, puisque j‛écris ceci dans un logis transitoire de Brooklyn, avant de m‛éloigner plus encore, jusqu‛aux antipodes - sont tous tombés sous le charme plus ou moins lent qui émane de ce lieu après qu‛on y a passé quelques heures. Philippe Dollo a su transformer cet appel en création, faire durer son désir de le photographier etďen faire un «objetďétude», selon le principeďun Atget ouďun Eisenstaedt. C‛est pourquoi j‛ai rebaptisé l‛île de son nom (dogon): celui des premiers explorateurs ne figure-t-il pas sur les cartes de géographie, celui des astronomes qui les découvrent ne vient-il pas s‛accrocher aux météores inconnus? Déjà Renaud Monfourny, venu ici il y a quelques années pour les Inrockuptibles, avait choisiďillustrer un numéro spécial de la revue sur New York, par une photo prise dans l‛île Roosevelt. En visite dans l‛appartement que j‛y ai occupé pendant ces six années, mon deuxième appartement new-yorkais, oùnous avons trouvé l‛essentiel des intertitres de notre Rencontre (Galilée, 2005), long dialogue qui s‛intitulait alors De Dieu aux libellules, Hélène Cixous à qui je montrais l‛état initial de la maquette de cette île Dollo, proposa aussitôt ďutiliser ces photos - etďautres encore à prendre, en particulier de son océan forestier ďécriture à Arcachon, et de son appartement du quartier Montsouris - comme «illustration» de l‛un de nos lieux ďécriture, qu‛elle n‛avait pu qu‛imaginer jusqu‛alors à l‛autre bout du fax par l‛entremise duquel nous écrivions cette Rencontre-là. Un tel projet n‛a malheureusement pu se réaliser comme elle l‛imaginait, mais de cet autre livre, autre rencontre, voici donc obliquement, tel un commentaire dans la marge ou quelques notes en pied de page, une partie de l‛iconographie absente.